Pour ses œuvres, on le sait, Flaubert s’est imposé un travail inlassable, polissant chaque phrase, traquant chaque image, corrigeant chaque mot. Au contraire, dans la monumentale correspondance que certains lecteurs tiennent pour son chef-d’œuvre, c’est « l’ami Flaubert » qui prend la plume, souvent après dix ou douze heures de travail, et qui s’autorise enfin le plaisir d’une écriture au fil de la pensée, vive, chaleureuse, d’une liberté de ton et d’un charme incomparables. Admirateur éperdu quand il écrit à Victor Hugo, ou oncle merveilleux à sa nièce chérie, amant enflammé dans des lettres à Louise Colet ou mentor tout dévoué à son « disciple » Maupassant, indéfectible ami toujours, il s’abandonne à chacun de ses correspondants, ouvrant la bonde des humeurs et idées du moment. Qu’il s’adresse à l’oncle Parain ou à Zola, il déploie verve, esprit, tendresse, voire ce qu’il appelait son Hénormité. Tout naturellement, ces quatre cent quarante lettres retenues (un dixième de l’ensemble) - d’un chahut de collège au tout dernier rendez-vous proposé à Maupassant - racontent aussi le vivant atelier de l’œuvre en cours ou en projet, illustrant le principe intangible « Tout pour l’Art, le Beau, le Vrai ». Qu’elles soient envoyées par « l’ermite de Croisset », le mondain de Paris, ou le rêveur éveillé qui voyage en Bretagne, aux Pyrénées ou en Orient, les lettres tracent le portrait d’un artiste par lui-même, âme sensible qui ressent, pressent, voit tout mieux que quiconque et l'exprime si finement, que chacun y trouve réconfort et « substantifique moelle ». Lorsque j’ai appareillé en mars-avril 2020 (!) pour la grande traversée des quatre mille cinq cents lettres connues, je ne me doutais pas que l’idée d’une anthologie s’insinuerait… avant de s’imposer, quasi-réflexe de lectrice-libraire réjouie et enthousiaste prête à recoiffer une casquette d’éditeur intermittent. Je pensais simplement aux lecteurs curieux qui, comme moi avant de commencer, n’auraient pas encore embarqué pour ce long voyage, ne soupçonnant pas la chaleur des lettres, les horizons larges qu’elles dégagent, la voix d’un ami qu’on y entend. Et songeais que les connaisseurs seraient heureux de partager de nouveau son intimité, son goût de la farce comme sa sensibilité exacerbée. Celle d’un artiste, toujours « une monstruosité, quelque chose de hors-nature » (lettre à sa mère, de Constantinople, 15 décembre 1850). Choix d'amateur pour les amateurs (à l'heure où le curieux qui veut tout lire, le peut), chronologique, donnant le texte intégral de chaque lettre et guidé par une idée simple : retenir le plus possible de lettres « fortes », typiquement des « morceaux d’anthologie », sans négliger pour autant des billets plus anodins qui aident à comprendre l’homme privé dans les courbes de sa vie et de son époque, les articulations avec ses œuvres et les principes qui les inspirent. Car nulle part ailleurs que dans ses lettres, Flaubert ne s’est montré si entier.
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