DE L’EXISTENCE DU CHAT GANTÉ
par Alain Chevrier

« Au chat ganté » : telle est l’enseigne de la Librairie Élisabeth Brunet (Livres anciens & modernes), 70, rue de la Ganterie, à Rouen. On devine que le jeu de mots a été induit par le nom de la rue.

On peut imaginer aussi que cette rue très ancienne n’était pas appelée ainsi à cause de la présence d’une ganterie, mais que son nom était primitivement « rue de la Galanterie », et qu’il a été altéré avec le temps et du fait de la pruderie des habitants.

Quoiqu’il en soit, la fiction dépasse, comme toujours, la réalité. On trouve en effet ce personnage dans un recueil de poèmes de Jacques Roubaud. Il s’agit de son second recueil de poèmes sur les animaux, Les animaux de personne (1991), qui a fait suite à Les animaux de tout le monde (1983) :

 

Le Chat Ganté

Le Chat Botté enfile ses bottes,
Ses belles bottes de sept lieues
Dans son fourreau il met sa rapière
Il lisse ses moustaches
Devant son miroir
Il va se battre en duel
A l’aube
Pour les beaux yeux d’une chatte
A sept minutes de là
Avec le Chat Ganté.

Le Chat ganté enfile ses gants
Ses beaux gants de sept minutes
Dans son fourreau il met sa rapière
Il lisse ses moustaches
Devant son miroir
Il va se battre en duel
A l’aube
Pour les beaux yeux d’une chatte
A sept lieues de là
Avec le Chat Botté.

Il y a deux témoins
Le Chat Huant
Qui crie comme un putois
Et le, Chat-
Poe
Qui est sourd.

Les épées sortent des fourreaux
Les lames brillent
Le Chat Botté
Fait un bond de sept lieues en arrière
Mais le Chat Ganté
Saute sept minutes en avant
Et quand le Chat Botté réapparaît il lui passe
Sa rapière à travers le corps.
Le Chat Botté expire
Le Chat Ganté essuye la lame dans l’herbe
La rentre dans son fourreau
Lisse ses moustaches
Prend une poignée d’herbe à chat
Dans sa tabatière
En quelques bonds il s’en va
Conquérir le cœur de la belle
Chatte
Hier [1]

 

Ce poème est en vers et en strophes non comptés. Deux vers sont monosyllabiques, et résultent d’une coupe hardie sur des mots composés (l’un réel et à tiret : « Chat-/Poe », l’autre virtuel : « Chatte / Hier »).

Les deux premières strophes sont quasi identiques et symétriques, avec des parallélismes et quelques inversions : chat botté / chat ganté, et « bottes des sept lieues » / « beaux gants de sept minutes ».

Pour ce duel entre ces deux personnages imaginaires (on peut prendre ce mot au sens optique ou lacanien, qui se refèrent à l’image dans un miroir), les deux témoins sont également des personnages inverses : le Chat Huant et le Chat-Poe. Le second est un calembour bilingue sur « chapeau », prolongé par un jeu de mot sur « sourd comme un pot ». Le premier animal existe et il en ravive l’étymologie, d’où il « crie comme un putois », autre locution figée.

Le duel a lieu comme à l’époque de Charles Perrault. Les moustaches sont celles des gentilshommes. La rapière est l’arme à la mode du temps. Le mot « essuye » est orthographié à l’ancienne. Gustave Doré avait donné du Chat Botté un portrait en pied qui relevait du style Renaissance, pour l’édition Hetzel des Contes de Perrault (1864).

Les déplacements des protagonistes lors de leur engagement sont difficiles à suivre du point de vue géométrique. Il semble que les minutes soient des minutes d’angle plutôt que des unités de mesure du temps. Mais peut-être l’auteur joue–t-il avec un paradoxe temporel, comme pour le chat de Schrödinger.

Dans le monde du chat, que Jacques Roubaud connaît de l’intérieur[2], le tabac, « l’herbe à Nicot », ne peut être logiquement que de « l’herbe à chat ».

Les deux chats, en proie à une rivalité mimétique, combattent pour les beaux yeux d’une belle (chatte). La « pointe » du poème est encore un calembour, sur le mot « chatière ». « Hier » est une allusion au temps jadis. Le sens érotique de la chatière est comme annoncé deux vers plus haut (« con-quérir »), pour faire encore dans le lacanisme.

Les calembours sur le mot « chat » sont très courants, et même usés. Il existe au moins deux librairies en France qui s’appellent « chat-pitre » (« on ne dit pas un chat pitre , mais on dit : un matou rigolo », peut-on lire sur le net), et Siné a fait une série de dessins de chats fondée sur ces jeux de mots. Paul Guth avait aussi écrit un livre intitulé joliment Le Chat Beauté (1975).

Tout porte à croire que « Le Chat Ganté » vient de l’expression « Le Chat Botté », et qu’il est une créature imaginaire, née à la faveur d’un pur jeu de signifiants de la part du poète. Or il n’en est rien. Ce nom existe bel et bien, et il correspond à un animal réel, non moins réel que les autres animaux du recueil, comme ses deux voisins, le Glouton Boréal et le Maki Mococo.

Jacques Roubaud, poète éminemment livresque, et esprit encyclopédique, l’a trouvé dans un ouvrage d’histoire naturelle, qui sert d’hypotexte à son recueil de poésies animalières.

Dans la première édition des Animaux de personne, une illustration reproduisait, sous forme de photocopie, le dos d’un des quinze volumes d’histoire naturelle de Brehm, Les Merveilles de la nature. C’est de cet ouvrage qu’il tire ce nom. Il donne d’ailleurs la référence dans une interview mise en postface à la seconde édition de son recueil[3]: Les Merveilles de la nature du naturaliste allemand Alfred-Edmund Brehm.

Quant on se reporte à cet ouvrage de vulgarisation scientifique, l’un des plus riches et des plus pittoresques qui sont parus dans le dernier tiers du XIXe siècle, on trouve le chat ganté (Catus Maniculatus) parmi les chats proprement dits (Catus). Il est décrit après le chat sauvage (Catus Ferus) et le chat manul (Catus Manul), — et avant le chat domestique (Catus Domesticus), le chat angora (Catus Angorensis), le chat de Man, le chat chinois, — sans parler du chat des Chartreux, du chat de Khorassan, du chat de Koumanie, du chat rouge de Tobolsk, du chat rouge et bleu du cap de Bonne-Espérance…

Voici sa description :

LE CHAT GANTÉ — CATUS MANICULATUS

Die nubische Katze, The egyptian Cat.

 Nous ne connaissons guère mieux cette espèce que la précédente. C’est d’autant plus regrettable que presque tous les naturalistes modernes se rangent à l’opinion qui fait descendre du chat ganté toutes les espèces domestiques ; opinion d’autant plus recevable que, selon toutes les probabilités, le chat domestique est originaire de l’Égypte, et qu’elle est fondée sur des raisons assez importantes. D’ailleurs, le chat ganté a presque la taille d’un chat domestique.

Caractères. — Sa longueur totale est de 78 cent., dont 54 pour le corps et 24 pour la queue. Ces dimensions se rapprochent beaucoup de celles de notre chat, quoiqu’elles en diffèrent quelque peu (fig. 140).

La couleur de son pelage n’est pas non plus tout à fait la même que celle de notre chat. Sa fourrure est plus ou moins jaune-fauve ou jaune-gris en dessus, un peu plus rouge sur la partie postérieure de la tête et sur la ligne médiane du dos, plus claire sur les flancs et blanchâtres au ventre. Sur le tronc se montrent des bandes transversales étroites, plus foncées et un peu confuses, mais assez franches aux jambes ; à la partie supérieure du corps et à la nuque se dessine huit raies longitudinales, encore plus étroites. Certaines parties de sa fourrure sont mouchetées de noir. La queue est jaune-fauve en dessus, blanche en dessous, terminée par une pointe noire, que précèdent trois larges anneaux noirs.

Distribution géographique. — Rüppell a découvert ce chat en Nubie, dans la partie occidentale du Nil, près d’Ambukol, dans une steppe déserte que j’ai souvent parcourue, et sur laquelle se trouvent alternativement des terrains couverts de rochers et de buissons.

Les momies et les figures qu’on retrouve sur les monuments de Thèbes et dans d’autres ruines égyptiennes, semblent se rapporter à cette espèce de chat, et prouvent ainsi que c’est lui qui a vécu en domesticité chez les anciens Égyptiens. Peut-être les prêtres ont-ils apporté l’animal sacré de Méroé, dans la Nubie méridionale, en Égypte ; de cette contrée, il a pu passer en Arabie et en Syrie, plus tard, en Grèce et en Italie, et, de là, dans l’Europe occidentale et septentrionale ; à des époques plus récentes, les Européens, par leurs migrations continuelles, ont pu lui donner encore une plus vaste extension.

Les observations que j’ai faites pendant mon dernier voyage en Abysssinie, donnent quelque poids à ces conjectures. J’ai constaté que les chats domestiques des habitants de l’Yémen et des Arabes de la côte occidentale de la mer Rouge, ont identiquement la même couleur que le chat ganté et la gracilité caractéristique de ce chat. Dans ces pays, le chat domestique a un tout autre sort que chez nous, on s’en occupe à peine et on lui laisse complètement le soin de pourvoir à sa nourriture. Mais ce ne sont certainement pas là des raisons de la piteuse mine qu’il fait, car un carnassier trouve largement à se nourrir dans ces contrées. Je crois que le chat du Nord-Est de l’Afrique a conservé le plus fidèlement sa forme originaire, c’est-à-dire qu’il a le moins subi les effets de sa domestication. La couleur ordinaire du chat domestique africain se rapproche le plus de l’espèce mère ; cependant on trouve même dans ces pays, quoique rarement, une variété, le chat tricolore, aux couleurs blanche, noire et rouge-jaune.

Captivité. — J’ai possédé pendant un certain temps un chat ganté, mais je me suis efforcé en vain de l’apprivoiser un peu. Il avait été pris déjà vieux dans les steppes du Soudan oriental ; on me l’apporta dans une cage dont la solidité indiquait déjà la nature du prisonnier. Je n’ai jamais pu l’en sortir, car il ne souffrait pas qu’on s’approchât de lui ; il se mettait aussitôt à crier, se démenait avec rage et cherchait à nuire. Toutes les corrections furent inutiles.

Je ne puis dire si les jeunes, sortant du nid, s’apprivoiseraient, n’en ayant jamais eu à ma disposition[4]

Une gravure le représente à la page précédente. Mais ni sa description ni son portrait ne font état d’une coloration différente de la fourrure à l’extrémité des pattes, voire d’une surabondance de celle-ci en cet endroit, qui permettrait de justifier le qualificatif de « ganté ».

Actuellement, il est admis que l’ancêtre de notre chat domestique est à rechercher dans une superespèce regroupant le chat ganté africain, le chat sauvage d'Europe et le chat des steppes asiatiques. 

Le chat ganté emblématique de la librairie rouennaise ne présente guère de points communs avec cet animal exotique et peu engageant, pas plus qu’avec le matou batailleur du poète.

S’il porte des gants, c’est moins en référence aux personnages animaux de Walt Disney, que pour ne pas abîmer les livres rares et précieux qu’il est amené à manipuler. (Sur les marchés, les vendeurs de livres anciens et d’occasion ont plutôt des mitaines).

Nul n’est plus paisible et accueillant que lui. Il nous souvient d’ailleurs que, dans l’une de ses premières illustrations, Philippe Dumas semblait lui avoir donné les traits et le sourire d’Élisabeth Brunet.

Au terme de cette étude comparative, une conclusion s’impose, que nous résumerons en forme de chiasme. Alors que l’on pouvait croire que le Chat Botté existe, et que le Chat Ganté n’existe pas, c’est l’inverse qui est vrai : le Chat Botté est imaginaire, et le Chat Ganté est réel.

Alain Chevrier
Rouen, le 26 décembre 2007
 

[1]< Jacques Roubaud, Les animaux de personne. Poèmes illustrés par Marie Borel et Jean-Yves Cousseau. Seghers, collection « Volubile », 1991, p. 60-61.

[2] Cf. M. Goodman rêve de chats. Poèmes de Jacques Roubaud illustrés par George Lemoine. Folio Cadet Or / Poésie, Gallimard, 1994.

[3] Jacques Roubaud, Les animaux de personne. Postface de Dominique Moncond’huy. Seghers Jeunesse, 2004, p. 84.

[4] La vie des animaux illustrée. Description populaire du règne animal par A. E. Brehm. Édition française revue par Z. Gerbe. Les mammifères. T. 1. Paris, J. B. Baillière et Fils, s. d., p. 282-283.